L'ombre comme surface imageante

· The Art of Vision

De la figurabilité des phosphènes chez Stan Brakhage et Tony Conrad

Qu'observe-t-on lorsque l'on ferme les yeux ? Ou que l'on garde ceux-ci ouverts dans une pièce plongée dans l'obscurité la plus totale ? Il n'y a évidemment pas rien, bien au contraire. Ce que nous observons, c'est une multitude de clignotements, de points lumineux, mobiles ou non, de constructions géométriques ou de motifs purement asymétriques, de formes de couleurs diverses et changeantes ; ces visions sont ce que nous appelons « phosphènes », « poussière lumineuse » ou encore « spectres oculaires » (Bergson). Nous garderons toutefois principalement le premier terme pour plus de clarté, étant donné qu'il est le plus usité de nos jours. Les rêveurs auront d'ailleurs sûrement déjà fait l'expérience suivante, que je vous invite à reproduire dès à présent : fermer les yeux, se concentrer sur ce fourmillement incessant, et doucement venir faire pression sur les paupières de manière à modifier les motifs. De même, des sources lumineuses traversant la paupière viendront elles-aussi alimenter ces visions et en changer notamment couleur et intensité. Pour Alfred Maury, un des premiers auteurs à consacrer un ouvrage d'envergure au rêve et à ses mécanismes et états connexes tout comme pour Henri Bergson, les phosphènes peuvent-être une des causes d'apparition des rêves, ou dans un premier temps d'hallucinations dites hypnagogiques, c'est-à-dire apparaissant au moment de l'endormissement. Ils apparaîtraient, toujours pour le philosophe français, lors de modifications de la circulation rétinienne, ou à cause de « la pression que la paupière fermée exerce sur le globe oculaire, excitant le nerf optique »1. Maury de même, faisait mention de plus intenses visions lorsqu'il se couchait, souffrant d'une « congestion rétinienne ». Aujourd'hui, des études s'intéressent aux origines des phosphènes en proposant une explication par la bioluminescence. Tout comme Bergson, nous ne nous attarderons néanmoins plus sur les causes des phosphènes, puisque leur raison d'être n'est que de peu d'importance pour notre propos. Contentons-nous d'indiquer que toutes les personnes ont expérimenté ce phénomène (à l'exception des aveugles de naissance), et qu'il est reproductible très aisément ; une simple attention est requise. Cette universalité en fait un cousin très proche du rêve, en ce qu'il s'agit de deux expériences visuelles très impressionnantes et d'une immense difficulté de description et, c'est notre propos, de figurabilité.

Les phosphènes ont ceci d'ambigu qu'ils sont à la fois universels donc, mais aussi farouchement personnels. Au sein d'une même expérience de perception de ce phénomène optique, les « spectres oculaires » auront tellement bougé et se seront tant transformé que les images du début de l'expérience ne coïncident plus avec celles de la fin ; si l'idée générale reste la même, les couleurs, les formes, la vitesse et la direction de mouvement auront totalement changé, en tout cas si l'on sait s'y rendre attentif. Non seulement chaque personne aura une expérience personnelle des phosphènes, mais celle-ci change en plus de minute en minute pour un même sujet. Ainsi, nous faisons face à une expérience optique des plus communes, et cependant presque impossible à décrire, alors même qu'elle est éminemment visuelle. Pourtant, un lien existe déjà entre le cinéma et les phosphènes, même si celui-ci est plus métaphorique que physique bien sûr. Prenons le premier point le plus évident : les phosphènes ont, de manière générale (certaines maladies ou troubles oculaires peuvent changer ce constat), besoin de l'ombre pour se déployer. Que cette ombre soit celle de la paupière close, expérience la plus emblématique que nous en ayons, mais aussi ombre d'une pièce plongée dans le noir. Sur ce point, nous ne pouvons que souligner la ressemblance entre l'œil humain et la caméra de cinéma, ou plutôt ses principes optiques et techniques, comme d'autres auteurs avant nous.

Un petit rappel technique est nécessaire : les conditions lumineuses, que ce soit pour la photographie comme pour le cinéma, vont impliquer des réglages sur l'appareil ; vitesse d'obturation (surtout en photographie), ouverture du diaphragme qui aura une incidence sur la profondeur de champ, et sensibilité de la pellicule (les fameux ISO). Pour aller rapidement, plus les conditions lumineuses seront sombres, plus l'obturateur devra être ouvert (exactement comme la pupille de l'œil humain), restreignant ainsi la zone de netteté, et de même, plus la sensibilité de la pellicule devra être augmentée (pour rappel, les ISO sont à chaque fois doublés, et plus haut est le chiffre, plus l'on pourra tourner dans l'obscurité : 100-200-400 [extérieur au soleil] 800-1600-3200 [intérieur en lumière artificielle] etc...). Or, un phénomène connexe va apparaître avec cette montée de la sensibilité, qui va devoir bien sûr être pris en compte : plus la sensibilité est élevée, plus du « grain » va apparaître et venir marquer l'image. En cinéma, ce grain sera aussi amplifié par le format de la pellicule (de la finesse du 70mm jusqu'au grain très marqué du 16 et 8 mm). Si les manuels de photographie et de réalisation invitent l'artiste à utiliser toujours la sensibilité de pellicule la plus adéquate, c'est-à-dire la plus basse possible de manière à éviter un grain trop appuyé, il est tout à fait possible au contraire de le rechercher et de le travailler. C'est tout le sens de la redécouverte par Brakhage du 8mm utilisé pour sa série Songs (le réalisateur venait de se faire dérober son matériel 16mm, et dut trouver en urgence une nouvelle manière de filmer, qui plus est la plus économique possible ; il s'en est parfaitement accommodé et travailla très concrètement la question du grain que posait ce nouveau support). En numérique, le principe est le même à une exception majeure prêt : nous ne parlons plus de grain, mais de bruit numérique (ces artefacts visuels qui viennent marquer la photo/vidéo comme autant de pixels rouges, bleus et verts). Ce bruit, même s'il a été aussi travaillé pour lui-même par des artistes et est devenu une esthétique possible, est généralement considéré comme bien moins « beau », ou en tout cas utilisable que le grain argentique, et serait donc à fuir le plus possible. En allant vite, là où le grain peut donner du relief à l'image, peut lui donner une vie quasi organique propre, être travaillé d'une manière haptique comme la « petite peau de la pellicule », le bruit numérique est une marque d'artificialité, souvent associé à l'imagerie datée des années 1970-80 de la cassette VHS, ou du matériel de mauvaise qualité ; il rappelle en somme que nous ne nous trouvons plus face à de la pellicule, mais face à un support numérique. Encore une fois, je ne fais ici qu'un rappel des bases de la photographie et de l'idée qui l'accompagne généralement, je ne juge pas le grain contre le bruit. Tout est envisageable esthétiquement, et utilisable dans la théorie appropriée. Pour fermer la parenthèse, cette particularité dans la sensibilité trouve comme le diaphragme un écho dans l'œil humain : les phosphènes justement. Prenez votre appareil photo numérique, votre caméra ou même votre téléphone portable : mettez-le en mode automatique, et mettez-vous dans la pièce de votre choix, si possible bien éclairée. Éteignez la lumière : l'appareil va alors augmenter la sensibilité, et le bruit va apparaître crescendo, jusqu'à venir envahir l'image et grouiller à sa surface dans le noir absolu. Les phosphènes fonctionnent de la même manière, en tout cas d'un point de vue esthétique, les conditions physiologiques de leur apparition sont bien évidemment bien plus complexes. Voici donc une première correspondance entre les phosphènes et le cinéma, ou plutôt son origine technique. La seconde sera plus métaphorique, et aussi beaucoup plus courte. Dans son dispositif traditionnel (projection / salle / public), le cinéma a besoin de l'obscurité pour que la projection se fasse dans de bonnes conditions (comprenons, pour que le film soit parfaitement visible dans ses contrastes pour le spectateur). L'ombre est donc une composante essentielle pour la projection, et il en est de même pour les phosphènes : ceux-ci n'apparaissent que rarement, ou en tout cas ne sont presque pas remarqués en plein jour. Il faut des conditions adaptées pour les percevoir dans toute leur richesse, que ce soit l'obscurité du lieu ou de ses propres paupières. Revenons à présent vers le point sensible de notre sujet : la représentation desdits phosphènes. Cette problématique peut d'ailleurs en certains points rappeler les difficultés à figurer le rêve au cinéma, souvent devenu une sorte d'énigme à tiroir qu'il convient de décrypter pour en faire sortir le sens latent, utilisation du rêve qui a le mérite de suivre la logique et la méthode instaurées par Freud et surtout de permettre son intégration dans un film de mystère, où la compréhension du rêve devient un déplacement de l'enquête policière, avec son lot d'indices, de traces et de faux semblants.

Les phosphènes, faute de figure précise ou de trame narrative possible, n'ont pas connu une telle fortune au cinéma, ni même dans les arts en général. On s'en doute, il faudra se tourner vers des travaux qui relèvent du cinéma expérimental pour y trouver une véritable inspiration. Nous nous contenterons ici de deux auteurs qui ont abordé cette question de manière frontale, et de quelques-uns de leurs films seulement. Ce qui va particulièrement nous intéresser, c'est que si ils ont chacun eu une utilisation différente de ce phénomène, la théorie qui alimente ces films est diamétralement opposée, et nous pouvons la résumer dans un premier temps de cette manière : alors que d'un côté Stan Brakhage chercha dans de nombreux courts métrages à donner à voir les phosphènes, à les figurer, Tony Conrad chercha pour sa part, entre autres, à les déclencher grâce à un film au minimalisme le plus radical possible, The Flicker. Ce qui se joue ici est donc la question de la figurabilité possible des spectres oculaires, et l'intérêt qu'il peut y avoir à les utiliser dans le cadre du cinéma expérimental. L'effet sur le spectateur sera bien évidemment une clef de voûte de ces recherches esthétiques, et occupe une place de choix dans la théorie des deux réalisateurs (elle est même la quasi entièreté du film de Conrad).

Comme souvent dans le cadre du cinéma expérimental, les choix de sujets et de réalisation sont autant esthétiques que politiques. Nous entendons-ici que certains types de mises en scène abstraites vont à l'encontre d'un dogme dominant, et dans notre cas présent d'une manière de voir ancrée dans la modernité. Lyotard, dans son article nommé l'acinéma, explicitait bien cet enjeu de l'apprentissage du métier de cinéaste qu'est celui de sélectionner ce qu'il appelle « mouvements », c'est-à-dire de ne garder que les mouvements propres, valides et de mettre au rebut tous les mouvements sales, « louches, mal cadrés, mal tirés ». Notre société moderne procède de la sorte avec la vision elle-même, et cette sélection n'en est qu'un succédané ; tout doit être lisible, compréhensible, il n'y a pas de place pour l'abstrait, nous vivons une sorte d'ophtalmologie à l'échelle mondiale. Il n'y a en cela rien d'étonnant, puisque la vue est le sens le plus important de notre époque, bien souvent au détriment des autres (et principalement de l'odorat, du toucher et du goût). Nous ne nous souvenons donc bien souvent que d'une vue parfaite ou presque, qu'il convient de soigner par des lunettes ou même des opérations si elle se dégrade. Néanmoins, qu'en est-il de tous les autres moments de notre vue optique ? Des moments de fatigue le soir ou le matin au réveil où tout est flou ? De la vue troublée par l'alcool ou les stupéfiants ? Et bien sûr, de ce véritable festival optique abstrait qu'est le phosphène ? Je ne fais que reprendre ici les théories de Brakhage, qui consacra la plus grande partie de son œuvre à l'exploration de ces autres modalités de la vision, quelles qu'elles soient. Il me semble donc qu'il y a bien un choix éminemment politique que de chercher à représenter quelque chose de constamment passé sous silence, qui plus est quand cette chose est par essence quasi irreprésentable.

Dans la droite lignée du psychédélisme des années soixante puis soixante-dix, mettre en image ou attirer l'attention vers les phosphènes, c'est inviter à un autre mode de vision, à prendre en considération des particularités physiques oubliées par beaucoup, et ce cette fois-ci sans l'aide de psychotropes (même si ceux-ci amplifient les phosphènes bien évidemment, mais ce n'est pas notre propos ici). C'est un véritable « film des yeux » qu'il est proposé de découvrir, et par la suite à reproduire chez soi ou ailleurs en fermant simplement les paupières. L'acte de vision est détourné, et amené à devenir une nouvelle expérience sensitive et artistique. L'idée d'« art pour l'art » est ici à son paroxysme, puisque nous parlons d'un acte optico/artistique radicalement stérile : il n'a pour autre fonction qu'un plaisir esthétique, que la jouissance vaine dont parlait Lyotard. De même, rappelons-nous que Brakhage créait un cinéma propre à contaminer la perception réelle, c'est-à-dire à proposer des films qui inviteraient le spectateur à se réintéresser à sa propre vision, principalement dans ce qu'elle a d'imparfaite, et à redécouvrir en somme un quotidien visuel nié par le monde moderne. Il n'est alors pas étonnant de voir le réalisateur se tourner rapidement vers les phosphènes pour parvenir à ce but, pour essayer de représenter « un œil abstrait des lois de la perspective », un « œil qui ne répondrait pas aux noms de chaque chose mais qui devrait connaître chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure de la perception. »2.

Un film revient souvent lorsque l'on parle du cinéma de Brakhage, principalement à cause de sa mise en scène pour le moins singulière : Mothlight, réalisé en 1963. Ce « film », si l'on peut encore l'appeler ainsi, est en fait deux bandes de celluloïds collées l'une sur l'autre, une multitude d'objets en leur centre : des feuilles, des petites branches, des herbes, des fleurs, des insectes et des ailes. Un des premiers tours de force de cet objet est d'avoir réussi à réaliser une œuvre principalement abstraite (même si nous verrons bien sûr que ce n'est pas exactement le cas) à partir d'objets, c'est-à-dire à partir de quelque chose de figuratif par essence. Ce film d'une radicalité impressionnante (principalement à cause de son rythme extrêmement soutenu, on l'imagine) a donné lieu à de nombreuses interprétations. Le titre donne déjà un indice : il est question de lumière et d'un phalène (moth). Le film peut en effet être vu comme une expérience de la perception d'un papillon de nuit, irrémédiablement attiré vers la lumière. L'ombre est bien présente donc dans ce procédé, puisque nous ne voyons que l'ombre et la transparence des objets défilants devant le projecteur. Cette ombre, c'est aussi celle qui coupe brutalement la fin du film, de plus en plus épurée et lumineuse. Ainsi, cet angle d'interprétation tend à visualiser le défilement non pas d'une manière verticale, comme un film traditionnel, mais de l'imaginer comme étant en profondeur, comme si nous étions ledit phalène en train de voler au ras des herbes, attiré irrémédiablement vers la lumière avant de s'y brûler. Le papillon de nuit, confesse Brakhage, c'est peut-être lui-même, qui ne cesse d'injecter de l'argent dans la création artistique alors même que sa famille a du mal à finir chaque mois. Mais ce n'est pas cette interprétation autodestructrice qui nous intéresse ici. Il est aussi possible de considérer ce film comme une autre des tentatives du réalisateur de donner à voir ce qui l'obsède tant, et ce tout du long de sa carrière : la vision les yeux fermés. Brakhage cherchait en effet à créer un cinéma de la vision, peut-être même purement visuel (d'où l'extrême rareté de sons et musiques dans ses films) ; ce qui implique de prendre en considération TOUTES les visions et modalités de la vision, dont celle les paupières fermées. C'est d'ailleurs ce qui le fera dire à Robert Gardner, dans son émission Screening Room qu'il se considère comme une sorte de réalisateur de documentaire, ses films documentant la vision elle-même. Ce que perçoit l'œil fermé, c'est déjà le début rougeoyant de Dog Star Man, dont les lumières semblent provenir de sources traversant la paupière, dévoilant la teinte de la peau dans sa transparence. Mais c'est aussi et surtout les phosphènes, qui vont bien vite apparaître sur l'ombre ainsi créée, pour peu qu'on leur porte attention. La figurabilité de cet événement optique est au cœur du travail de Brakhage, et Mothlight constitue une des possibilités de représenter ceux-ci, sans l'usage de caméra et uniquement à partir d'objets. Bien d'autres essais ont parsemé son œuvre, dans une même intention mais avec des procédés différents.

Une de ses tentatives de figuration du phosphène les plus convaincantes se trouve dans son film le plus court : Eye Myth, film de 13 secondes, 9 sans le générique réalisé en 1967. Il fait partie de la catégorie des « films peints » de son auteur, c'est-à-dire un film réalisé sans caméra, uniquement en peignant directement sur la pellicule, travail tant chronophage qu'il nécessita 1 an de création. Comme beaucoup de propositions de ce type, Eye Myth est presque impossible à décrire, nous conseillons donc de visionner le film, puis une seconde version proposée par Brakhage : Eye Myth Educational, version ralentie du film permettant une meilleure perception de l'ensemble des photogrammes. Le rythme est donc très soutenu, et ce même dans la version ralentie, qui permet toutefois de repérer des dominantes de couleurs, voire même ce que nous pourrions appeler des « scènes ». C'est le cas de presque tous les films peints de Brakhage, mais le ralentissement de celui-ci voit apparaître quelque chose de singulier : une figure humaine. Notons déjà que tout ceci se dégage d'un fond noir, qui est plus ou moins présent à l'image selon les motifs déployés, et qui rappelle cette obscurité nécessaire aux phosphènes, véritable surface sur laquelle ceux-ci apparaissent. Mais cette figure humaine est encore bien plus intéressante : elle vient très concrètement rappeler les phénomènes de persistance rétinienne et surtout d'éblouissement qui font apparaître ce type de formes au sein même des phosphènes. Encore une fois, l'expérience est simple à effectuer : il suffit de fixer quelques instants un objet lumineux (poste de télévision, écran d'ordinateur, voire mur d'un immeuble éclairé), et celui-ci persistera sous la forme d'une tache lumineuse une fois les yeux fermés, ses contours s'intégrant aux phosphènes, et venant parfois même leur donner un point de départ duquel ils vivront une sorte de vie propre, en brodant de nouveaux motifs à partir de cet élément primitif. Ce film très court est donc pourtant bien une des plus précises représentations des phosphènes, et par extension à leur capacité à créer un « mythe de l'œil ». De même, les phosphènes ont une tendance à suivre dans certains cas les pensées et les songes du sujet, et se modifier en conséquence. Je pense à une forêt, mes phosphènes commencent alors vite à prendre des formes plus verticales, et la couleur dérive vers le vert. Autre expérience personnelle : je subis des bouffées de chaleur qui me semblent venir par vagues régulières et rapides. Lorsque je me concentre sur les phosphènes, des cercles successifs d'un rouge sombre emplissent mon champ de vision et disparaissent, en accord avec le rythme de ces sensations de chaleur. Ce film de Brakhage, alors même qu'il paraît entièrement abstrait à première vue, ne l'est pas du tout. Déjà parce que des figures humaines se cachent dans son fourmillement et semblent habiter le film comme des fantômes, comme des ombres justement, mais aussi et surtout parce que le film est totalement figuratif. Il s'agit seulement d'une figuration d'un type de vision qui est oublié par beaucoup. La part onirique est d'ailleurs importante, puisque Eye Myth peut-être de même vu comme une courte hallucination hypnagogique, qui découlera sur un rêve qu'il ne nous est pas donné à voir, une hallucination qui proviendrait des pensées modulant le flux continu des phosphènes nocturnes jusqu'à leur faire prendre différentes formes reconnaissables, qui aboutiront au rêve à part entière.

Un dernier film de Brakhage saura attirer notre attention, mais nous aurions pu en choisir tant d'autres sur ses 300 productions, The Wold Shadow (1972). La genèse de ce projet est déjà éminemment axée sur la vision, mais aussi très romantique, ce qui amènera un résultat très différent de ce que nous avons vu jusqu'à présent. Alors qu'il se promenait en forêt, le réalisateur fut témoin d'un événement troublant : une ombre anthropomorphe apparut entre les arbres. Il décida de réaliser le film que nous allons voir, qui devient un hommage cinématographique à ce dieu de la forêt (infos Martin Rumsby, Senses of Cinema). Il plaça alors un verre entre la caméra et la forêt filmée en plan fixe, et ajouta en image par image de la peinture sur ce verre, recouvrant ainsi doucement le paysage réel par un paysage représenté. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c'est que la peinture amène une certaine dose d'abstraction, qui va en s'amplifiant au fur et à mesure de l'avancée du film. À la fin, plusieurs plans fortement éclairés de ces peintures en feront ressortir l'épaisseur, les reliefs qui vont créer des constellations lumineuses dans des masses de couleurs réminiscentes des phosphènes. Le film appelle à nouveau cette idée d'éblouissement et d'ombre : les images sont données à voir comme la persistance de l'image de la forêt une fois les yeux fermés, cet instant fugace déployé sur une plus longue durée par le procédé cinématographique proposé par Brakhage. L'ombre a été dans un premier temps l'élément déclencheur de l'envie de film, à travers cette quasi-hallucination qui a donné l'idée d'un « dieu de la forêt » à l'auteur. Il est intéressant de voir qu'à cette ombre première répond celle du film, c'est-à-dire déjà les obscurcissements dans le montage des différents plans, l'ombre figurée à l'écran mais aussi et surtout l'ombre de la paupière qui vient créer une nouvelle image, image provenant de la rencontre, du cumul de la perception réelle de la forêt, et de la perception persistante dans la paupière venue éblouir l'ombre et les phosphènes qui y grouillent. Rappelons qu'il ne s'agit que d'une interprétation possible de la proposition de Brakhage, farouchement polysémique comme nombre de ses films. On le voit, l'auteur a choisi une première voie en ce qui concerne les phosphènes qui est celle de leur représentation. L'ombre de la salle et dans les films peints le support lui-même devient une surface imageante sur laquelle faire apparaître le fourmillement de la vision « les yeux fermés ». Le lien est d'ailleurs si étroit que même l'absence de son est commune aux deux expériences, qui sont purement visuelles. Mais une autre voie est possible, opposée à celle-ci. Il faudra se tourner vers le cinéma structurel, autre grande branche du cinéma expérimental américain de la fin des années soixante et soixante-dix pour la découvrir, cinéma que Brakhage décrivit souvent en des termes très peu élogieux...

Là où le cinéma de Brakhage est romantique et lyrique (on a même parlé d'abstraction lyrique pour créer une ligne de force entre son travail et celui de peintres comme Rothko entre autres), le film structurel est scientifique et essentialiste. Pour résumer très succinctement ce mouvement très important dans les années soixante-dix, on parle de cinéma « structurel » car le film devient la structure. C'est-à-dire que ces films sont des propositions autour de certaines questions esthétiques, et ils vont tenter de les épuiser. The Flicker (1966) fait partie de ce mouvement, et pousse son essentialisme à ses plus lointaines frontières, puisqu'il ne s'agit plus ici que de plans blancs ou noirs, et d'une simple fréquence en guise de bande son. Il n'est pas le seul de la sous-sous-catégorie des films de clignotement, ou flicker films, mais en est l'un des représentants les plus célèbres, et le plus intéressant en ce qui nous concerne de par sa théorie. Je mentionnerais néanmoins ici un des premiers film consacré à cette idée, et qui visait pour sa part réellement l'essence même du cinéma, Arnulf Rainer (1960) de Peter Kubelka, travail épuisant ayant mené à 7 minutes de clignotements conçus de manière empirique, le réalisateur constatant les différents rythmes et leur efficacité potentielle ou non. Il n'y a rien de tel dans The Flicker, puisque le film a été conçu d'une manière bien plus scientifique. Tony Conrad, alors surtout connu pour son travail dans le début de la musique minimaliste au violon, notamment au sein du groupe The Dream Syndicate en compagnie de John Cale, La Monte Young et Marian Zazeela, proposa avec son propre film à clignotement un film baignant dans le psychédélisme et un esprit de provocation propre au malicieux auteur. Le principe est similaire à celui de Kubelka, seule la méthode de création change : Conrad décida non pas de créer une pellicule transparente ou non transparente, mais de filmer image par image une feuille blanche ou l'obturateur fermé (emploi donc d'une caméra prêtée par Jonas Mekas, qui était inexistante chez Kubelka). De même, le son n'est plus basé sur du bruit blanc mais sur des fréquences générées par un synthétiseur conçu par Conrad, assez lentes pour pouvoir être perçues à la fois comme une note et comme un rythme (aux alentours de 20hz). Si Arnulf Rainer était déjà en soi assez violent pour son spectateur, il l'était beaucoup moins que The Flicker qui a plus que triplé la durée de ce dernier et propose des fréquences encore plus brutales pour les yeux et les sens. Car Conrad, au contraire de Kubelka, n'a pas une approche empirique mais au contraire quasi scientifique, puisqu'il se base sur des fréquences précises pour le défilement des photogrammes noirs et blancs, spécialement pensés pour générer de puissantes hallucinations psychédéliques. Mais cette expérience quasi transcendantale du film n'est possible qu'au spectateur qui accepte le pacte du film, et surtout qui le supporte ; un carton au début prévient le spectateur que les personnes épileptiques ne doivent pas rester devant The Flicker, et que ni le cinéma ni le réalisateur ne sauront être tenus pour responsables en cas de malaise. Un médecin est censé être présent à chaque séance, à disposition du public. Évidemment, un film à clignotement est véritablement dangereux pour un spectateur épileptique et le film a réellement eu des effets négatifs chez de nombreux spectateurs (malaises, maux de têtes, vomissements). Mais il faut reconnaître que ce carton a aussi un but spectaculaire en plus de son aspect purement légal et médical ; il prépare à ce qui suivra, et crée un suspense dans le public en plus d'accentuer le caractère dangereux du clignotement, d'en faire une sorte d'expérience interdite.

Car le film a aussi et bien évidemment à voir avec le psychédélisme, sujet ayant traversé les années soixante et marqué profondément les créations artistiques de l'époque. L'entretien avec Mekas saura nous éclairer sur ce point, d'autant plus qu'il représente une forme d'antithèse aux théories de Brakhage :

Pendant longtemps, j'ai été intéressé par le type de choses qu'on voit les yeux fermés. Des gens ont essayé de peindre ça -- mais de telles peintures ne peuvent être que de très mauvaises imitations de ce qu'on voit. La vue les yeux fermés est un type d'expérience sensorielle très différente des impressions visuelles qu'on a les yeux ouverts, quand les yeux sont fixés sur un objet. La seule manière d'avoir de telles impressions est d'utiliser un appareil qui les produit -- non pas qui les projette, mais qui les produit réellement dans l'œil.3

La « vue les yeux fermés » est en effet le cœur de la théorie et de la filmographie de Brakhage, qu'il aborde d'une toute autre manière. On constate en tout cas à la lecture de ces lignes que le rapport au spectateur est essentiel dans la démarche de Conrad, ce que prouvera une autre de ses réponses :

Je ne pense pas à The Flicker comme à un film au sens où on l'entend aujourd'hui. C'est un morceau de film dont un groupe de gens fait l'expérience de façons diverses -- en fonction de la manière qu'ils choisissent pour l'appréhender. Il y a une variété d'effets que je suis en train de recenser, d'effets qui agissent sur les yeux et produisent les images réelles directement en l'observateur plutôt que de la façon normale qui consiste pour l'œil à interpréter les schémas de la lumière à l'écran.4

The Flicker est une expérience de la perception, un film très particulier, où ledit film n'est qu'un intermédiaire pour atteindre l'effet souhaité ; c'est l'œuvre qui se forme sur la rétine et surtout dans l'esprit du spectateur qui l'intéresse, et celle-ci est radicalement personnelle et unique. Chaque spectateur aura donc une vision différente de The Flicker, les clignotements produiront à chaque fois des hallucinations différentes. S'il ne s'agit en général que de formes floues, géométriques, de couleurs ou d'impressions de mouvements générés par l'éblouissement et la fréquence particulière du défilement de la lumière, certains spectateurs dans certaines conditions de projection particulières et optimales peuvent expérimenter des hallucinations proches de celles provoquées par des psychotropes. Le film se situe alors dans un espace très particulier d'entre-deux, que décrit admirablement Scott C. Richmond dans son livre Cinema's Bodily Illusions: Flying, Floating, and Hallucinating :

En regardant The Flicker, je peux voir (i may experience) des couleurs (vert, violet) ou voir des roues (catherine wheels) des « buckyballs », des complexes figures en spirale ou des visages démoniaques. (...) je peux voir « plusieurs formes d'insectes (mouches, blattes, cafards ), un grand œil qui roule sa pupille, et même "une femme et un enfant en vieille tenue de frontière (garb of old frontier), au bord d'un ruisseau (standing by a stream), séparés par un wagon de train". Dans toutes ces situations, la question d'où ces images sont apparues (where these images occur) n'est même pas ambivalente : la distinction entre intérieur et extérieur est désordonnée au point d'être indécidable. Ce n'est pas, comme dans le cas de psychoses ou même d'hallucinations provoquées par les drogues, réellement dans ma tête, puisque ce que je vois est, d'une manière impénétrable (in some inscrutable way), causé par le film. Mais ce n'est de même pas dans le film, puisque ce qu'il y a dans le film n'est en fait et réellement que du clignotement.5

Ce film synthétise d'une manière extrême l'expérience cinématographique type, où la perception pour le spectateur est un mélange de perception réelle, optique et sonore, et de construction mentale sur cette base. La seule différence est que le minimalisme de l'œuvre de Conrad force cet effet au spectateur qui n'a littéralement rien de plus à voir dans le film, faute d'images figuratives ou même abstraites. L'expérience de The Flicker se produit ainsi à mi-chemin, ou plutôt est produite à la fois par ce qui se produit sur l'écran et ce qui se produit dans son esprit : le véritable écran de projection, c'est la rétine. L'analogie avec la vision peut d'ailleurs être encore plus poussée : selon l'âge de la pellicule, de nombreuses poussières s'accumulent, qui viennent tacher les plans blancs en plus des rayures habituelles de pellicule, et ainsi créer de véritables phosphènes. Alors même que Conrad cherche avec son film à recréer cette « vision des yeux fermés » d'une autre méthode que celle employée par Brakhage, les artefacts visuels purement optiques se trouvent déjà sur la pellicule même, d'une manière bien évidemment aléatoire et incontrôlable. Mais si ceux-ci participent à l'expérience particulière proposée par The Flicker, c'est le clignotement et surtout sa fréquence qui reste le principal moteur des perturbations visuelles dans l'œil du spectateur.

Qu'en est-il alors de l'ombre, dans un film qui est éloquemment composé à presque égale proportion d'ombre pure et de lumière pure ? Richmond souligne à nouveau bien le fait que le film de Conrad est peut-être le seul au monde à produire un effet plus important une fois les yeux fermés que les yeux ouverts. Ceci est dû au fait que la radicalité du dispositif proposé par le réalisateur ne touche plus uniquement l'écran : c'est l'ombre toute entière, le milieu de la projection qui devient une surface imageante. Le clignotement est tel qu'il contamine tout : l'écran mais aussi la salle même de projection, qui ne cesse d'alterner entre illumination complète et obscurité totale. On s'en doute, une grande partie de l'effet hallucinatoire du film, outre la fréquence, est dû à l'éblouissement provoqué par la vision d'une source de lumière très forte de type stroboscopique. L'éblouissement est en lui-même prompt à créer de la couleur là où il n'y en a aucune, et la fréquence ici est telle que l'effet dépasse le spectateur. De même, il est absolument impossible d'y échapper, à part en quittant la salle elle-même : de par l'intensité lumineuse, il n'y a aucun endroit dans la salle, aucune position qui empêcherait d'être soumis au clignotement. Fermer les yeux créera même un nouvel effet, encore plus hallucinatoire puisque les phosphènes déjà présents du sujet vont entrer en interaction avec le stroboscope, et moduler d'une manière toute chaotique, comme l'a relevé Richmond. L'ombre est au cœur du dispositif singulier proposé par Conrad, dont l'agressivité ne devrait pas rebuter les personnes avides de vivre des expériences optiques uniques. Au prix, toutefois, d'une importante migraine...

Tony Conrad, dans une volonté similaire à celle de Brakhage, s'opposa à ce dernier en prenant à rebours la question de la figurabilité des phosphènes. Représenter ceux-ci serait une perte de temps, ce n'est en tout cas pas ce qui l'intéresse. Il développa alors un film capable de les déclencher, de les générer, ou en tout cas d'amplifier les phosphènes de chacun et d'amplifier leur malléabilité. Si nous avons du côté de Brakhage une approche lyrico/romantique du phosphène, pensé comme une modalité de la vision à prendre en compte et dont le potentiel poétique et abstrait est utilisable comme possibilité artistique, Conrad le pense de son côté d'une manière psychédélique, en proposant une sorte de film psychotrope ayant pour but avoué de déclencher des hallucinations incontrôlables chez son spectateur. Le vrai film n'est alors plus celui projeté, mais celui qui se crée au sein même du spectateur, entre ses organes de vision et son esprit.

Notre intention n'est ici pas de départager deux propositions esthétiques, toutes autant riches l'une que l'autre. L'objectif est de montrer deux manières opposées d'aborder le problème que pose le phosphène à la représentation. Cet événement optique est par essence irreprésentable, puisqu'impermanent, dans le sens où il est impossible à arrêter, ni même à classifier. En constant mouvement le phosphène est hostile à la représentation, et celle-ci sera par essence incomplète, partielle, personnelle. Cela ne doit pourtant pas rebuter les artistes : le rêve est lui aussi infigurable, il a pourtant alimenté tout un pan de l'histoire de l'art. Les films de Brakhage ne sont que des tentatives de représentations de phosphènes, un regard de l'auteur sur ceux-ci, voire une interprétation poétique de ce phénomène optique. L'autre possibilité consiste donc à refuser cette impossibilité, et à les provoquer à travers un autre dispositif, de donner à voir en somme de véritables phosphènes et non plus des succédanés, et ainsi d'utiliser la vision propre du spectateur en la guidant et en en amplifiant les effets psychédéliques. Un point commun est néanmoins visible entre ces deux propositions : les deux ont besoin de l'ombre pour fonctionner. L'ombre est la source du travail de Brakhage, qu'elle soit celle de la salle ou celle de la paupière venant se fermer sur l'œil. Elle est l'origine de son film forestier, et le fond de ses films peints. L'ombre occupe de même la moitié du dispositif de Conrad, et c'est elle qui vient accueillir l'éblouissement de la lumière, et ainsi générer les plus fortes hallucinations optiques. L'ombre dans ce cas est traitée comme un milieu, un milieu nécessaire à l'expérience proposée au spectateur, qui l'englobe et génère ainsi une forme d'art total, dans le sens où la vision est toute entière obnubilée par le clignotement.

L'ombre est donc dans les deux cas travaillée comme une surface imageante, c'est-à-dire comme un point de départ aux phosphènes, qui vont pouvoir s'y déployer et travailler les sens du spectateur. L'expérience n'est d'ailleurs pas limitée dans le temps de la projection, ni dans l'espace de la salle de cinéma. Le spectateur amènera avec lui cette modalité de la vision qu'il connaît si bien mais qu'il avait oubliée, et va ainsi, dans sa vie de tous les jours, être invité à redécouvrir la beauté de la vision trouble et des phosphènes qui viennent danser à ses yeux le soir venu, qu'il semble pouvoir diriger mais jamais maîtriser, qui lui rappellent tant le cinéma de Brakhage (sans peut-être savoir, qu'il s'agit en fait de l'inverse). Il ira dans des concerts emplis de stroboscope et redécouvrira le plaisir de fermer les yeux et de laisser les flashs, les projecteurs et lasers venir frapper la paupière, révéler sa rouge transparence et les veines la traversant, et créer de ce fait un nouveau spectacle visuel qu'il sera le seul à voir, ce qui en fait toute la beauté.


  1. Henri Bergson, Oeuvres, Tome 2, 2015, p. 118. ↩︎

  2. Stan Brakhage, Essential Brakhage: Selected Writings on Filmmaking, ed. by Bruce R. McPherson, 1st ed (Kingston, N.Y: Documentext, 2001). ↩︎

  3. Jonas Mekas, Ciné-journal: un nouveau cinéma américain (1959-1971), Paris, Paris Expérimental, 1992, p.209 ↩︎

  4. Ibid. ↩︎

  5. Scott C. Richmond, Cinema's Bodily Illusions: Flying, Floating, and Hallucinating (Minneapolis: University of Minnesota Press, 2016), p. 148. ↩︎